Changement de rapports

« Alors, ce Grand Prix d'Australie ? »

demanda-t-ELLE faisant mine d'y connaître quelque chose, alors que ce n'était pas le cas.

« Bien sûr pas le cas » aurait-ELLE pu ajouter.

Même si les généralités étaient exactement ce qu'elle avait toujours chercher à fuir. Mais là, il fallait bien se l'avouer, sans honte ni fierté non plus: ELLE y connaissait que dalle. Des images attrapées comme ça par hasard sur des écrans chez Darty un samedi embouteillé, ou à la télévision, il y a très longtemps, quand elle regardait encore les JT. Des images de minuscules bonshommes moulés en noir collés à leurs machines comme des insectes à des fétus de paille, défiant les lois de l'équilibre, visiblement mus par le besoin effréné de repousser les limites de l'homme, pas de L'Homme. Dans un bruit à la limite du supportable pour l'organe humain et probablement dans des vapeurs de carburant délétères: à la télévision, difficile de se faire une idée. Ces images improbables, auxquels des spectateurs s'agglutinaient pour des raisons toute aussi obscures, quoique: admiration sans doute, attrait pour l'exceptionnel, excitation devant l'énergie déployée. Plus tard, au fur et à mesure des tours, arrivait à sa conscience par vagues de plus en plus précises, le sentiment d'un voyeurisme qu'elle trouvait malsain tout en constatant qu'elle en était, si elle se laissait à regarder... la Chute.

Cela fit boum dans sa Poitrine. On attendait des nouvelles, sous les cris du commentateur et de la foule. L’œil se rapprochait du scarabée noir et luisant projeté comme une quantité négligeable à des dizaines, des centaines de mètres: de loin, difficile de voir. Soudain, il fallut bien se rendre à l'évidence: ce petit animal, il s'agissait bien d'un homme qui avait momentanément perdu, mais perdu quoi : un pari, une partie voire tout de lui-même ? D'autres hommes couraient jusqu'à lui avec en tête un autre pari: réparer l'homme contre lui-même, le ramener à sa condition d'avant, à terme, si possible, effacer la Chute, comme si elle n'était jamais arrivée. Surtout ne pas penser que ce n'était Pas Possible, sous peine d'échouer, comme l'homme à Terre n'avait pas conçu que ce qu'il avait voulu faire, n'était juste Pas Possible. Dans ce ballet frénétique, tous, de part et d'autre, semblaient mus par le refus de la Réalité, cette Emmerdeuse. Pourquoi faire avec, alors qu'on pouvait essayer de ne pas ? Puis arrivait la femme: on l'avait momentanément oubliée, celle-là. Elle était télégénique, difficile à nier. Pour l'instant le contraire de l'homme à terre. Visible, debout, grande, mince, avec un visage, des cheveux, des bras, des jambes, des larmes et de l'angoisse. ELLE ne regardait plus que la femme, dans un processus d'identification classique. 10 ou 20 ans de plus qu'elle. Ce qu'elle serait dans très longtemps : une adulte. Ou pas. Une femme comme elle, ou pas. Le "pas" prenait le dessus, ELLE le sentait bien. Cela lui ressemblait tellement peu d'attendre, sagement sur un siège, que l'autre fasse ses tours de manège ! Cela lui ressemblait tellement peu que les choses arrivent comme ça, par l'extérieur, sans choix, sans marge de manœuvre, impuissante - on peut dire sans gêne d’une femme qu’elle est impuissante: c’est admis. Pourtant, cette femme l'avait bien choisi cet homme, cet homme-là précisément et pas un autre. Pourquoi ?

ELLE avait quinze ans et tout se mélangeait dans sa tête: l'accident, cet homme, cette femme... Cette femme dans un monde d'hommes, comme autorisée.

Pourquoi ? Parce qu'elle semblait belle et jeune ? Assez belle et assez jeune pour voir sa vie basculer en moins d'une seconde ? ELLE se redemanda pourquoi cette femme avait choisi cet homme. Il y avait forcément des raisons. Pourquoi avait-elle pris ce risque ? Entretenait-elle comme lui le même rapport conflictuel à la Réalité ? S'était-elle dit que Cela n'arriverait jamais ? Le présent était-il si délicieux qu'il jetait un voile opaque sur un avenir funeste possible et qu'il permettait le Déni ?

ELLE n'avait que quinze ans: ne savait pas tout de ce qui attire vers l'autre, rien des obscures déraisons du cœur. L'attraction et la fusion, surtout la fusion, en était encore à son stade théorique, même pas expérimental. Cependant, cependant, ELLE sentait confusément monter en elle une forme de révolte. ELLE ne serait pas cette femme de... Elle ne porterait jamais le nom d'un homme. N'aurait jamais d'enfant, encore moins d’enfants. Elle comprenait bien l'attrait que l'on pouvait avoir pour les aventuriers, les hommes prométhéens, ceux qui veulent faire Dieu à sa place, ou peut-être juste Roi. Quelle aurait été sa place auprès d'un Dieu ou d'un Roi ? Femme de Dieu, femme de Roi ? Nan ! ELLE voulait la première place, piloter, conduire, et s'il n'y avait qu'une place pour deux, ce serait forcément la sienne.

ELLE avait 15 ans : l'âge des possibles mais surtout des certitudes.


© Anaïs Venturi, dimanche 27 octobre 2019