TREASON
J’ai froid. J’ai froid et je suis grosse. J’ai froid bien que je sois grosse. Comment est-ce possible. Ne dit-on pas que le gras protège du froid ? ça marche bien pour les baleines, les otaries, les ours polaires… Ah non, les ours, c’est la fourrure. Mais les baleines et les otaries, oui. Dimanche 12 février 2025. Non : lundi 13. Mais ça s’est passé hier, dimanche. Un bon jour pour appeler les flics, le dimanche. Le jour du seigneur est devenu le jour de la police, chez moi, dans ma chambre, alors que je suis au lit, en larmes.
« La fréquence des relations sexuelles a baissé, depuis 18 ans, d’après le dernier rapport de l’INSERM. » Sonia Kronlund, nous en informe, ce lundi 13 février 2025, sur France Culture. J’écoute France Culture, beaucoup, à foison, saturation, aussi, parfois.
S’ouvre un reportage pour illustrer cette intro, ce lancement. « Faire l’amour ou pas, le sexe sans pression. 9/13". C’est une série, mais je n’ai pas encore écouté les précédentes. Le sexe, parlons-en. Froide et grosse, je n’ai pas eu un rapport sexuel, avec plaisir inclus, depuis avril 2022. Ce n’est pas ma faute, enfin, est-ce un peu ma faute, ou pas du tout ? Je ne ressens plus rien. Ce n’est pas un problème de consentement. Je n’ai jamais autant entendu parler sexe et consentement, en cette période post metoo, sans jamais le faire. J’en entends parler quasiment tous les jours, mais moi, je ne fais rien de ce côté-là, las. C’est fini, pour tout le reste de ma vie. Comment accepter ça, alors que j’étais, pour reprendre un terme horrible, mais comme tout le monde le connaît, « bonne ». J’étais « bonne » mais je ne le sus que trop tardivement, comme beaucoup de choses. Trop tard pour faire du cinéma, trop tard pour faire de la moto, trop tard pour être en couple (pourtant je le suis, maintenant, depuis 2019) trop tard pour faire rentrer ma mère en EHPAD, trop tard pour faire un troisième enfant, depuis bien longtemps. Alors que tous les happy ending films nous rabâchent le contraire, c’est même leur mission, de happy ender, de finir bien, pardon.
Quel rapport entre le sexe et la police ? Aucun. Enfin, peut-être dans d’autres circonstances. Mais pas aujourd’hui, hier non plus. Surtout pas hier. Quel est le rapport entre la police et moi ? Aucun. Enfin, peu. Je n’ai jamais eu à m’en plaindre. Certainement pas le 10 avril 2022 au soir, sur l’A86, en provenance du tunnel de la Défense, sortie Nanterre, ratée, sortie Colombes alors ? Bah oui, c’est là que je vis, avec le conducteur de la moto. Mais trop vite, j’ai vu arriver vers moi, vers nous, le coffre d’une voiture devant nous. Comme au cinéma, travelling avant. Mais nous allons plus vite que la voiture devant, beaucoup plus vite, au point de la rattraper. Poc, je l’ai déjà dit, mais j’ai choisi de l’écrire à chaque fois que j’y pense. Comme ça, je pourrai voir si j’y pense souvent, à quel point. Grâce au bouton magique de word : « rechercher ». Et alors, comme par magie, toutes les occurrences de « poc » vont apparaître colorées. Occurrence, voilà un terme que j’ai appris tardivement, enfin, vers mes 40 ans. Occurrence du terme « France » dans un discours politique, etc. ça fait parler les journalistes des chaînes d’info en continu : il faut bien qu’ils parlent, puisqu’il y a une antenne. Mais quelle mauvaise idée, ces chaînes d’info en continu. Dégradation du métier.
Oui donc, sexe et police : non.
Après un coup de sonnette, alors que mon infirmière sortait après avoir réalisé mon sondage (urinaire), je vis arriver deux policiers harnachés : gilet presque pare-balles, j’essaie de le qualifier, ce gilet, j’ai vu tellement de séries ! C’est d’abord ce harnachement, que j’ai regardé, avant de croiser les yeux noirs de l’homme à l’intérieur, du gilet presque pare-balles. A posteriori, plutôt comme un gilet anti-coups, anti-chutes, comme ceux proposés aux enfants qui font du saut d’obstacles sur un canasson. Bref, il est au bout de mon lit, et je suis allongée, à plat, je n’ai pas eu le temps de relever le dossier de mon lit électrique, non, je n’y ai pas pensé, sous le choc. Le choc de voir la police entrer chez moi un dimanche soir, vers 17h. Alors que je n’avais pas composé le 17, ni le 17.30 d’ailleurs. Je zappe sur le site de Marie-Claire, (je suis une vieille demi-bourgeoise), rubrique horoscope, pour voir si la rédactrice avait prévu un événement négatif majeur, pour les natifs du 1er décan du Cancer, mon signe. Non, ce n’était pas prévu, mais en même temps, aucun horoscope ne prévoit des évènements aussi précis. Il faut être folle pour le croire, ou, plus prosaïquement, naïve, mon signe. Naïve oui. Je ne pensais pas qu’elle oserait. Pas la police, ma fille aînée. Je me sens à l’instant incapable d’écrire son nom, je veux dire, son prénom. Pourtant il ne lui appartient pas : pléthore d’autres femmes et filles portent ce prénom de par le monde. Dans la francophonie, au moins. En version anglo-saxonne, c’est un prénom masculin. Je zappe beaucoup. Non, je digresse. C’est l’une de mes caractéristiques. J’ai toujours travaillé ainsi, en digressant. Dans mes activités domestiques, aussi, passant de l’une à l’autre. Dans mes conversations, aussi. Je passe du coq à l’âne. Je perds mes auditeurs. Mon cerveau digresse : j’ai un truc en tête, et paf, je le dis. Et puis mon cerveau produit une autre information, et paf, je la donne. L’auditeur cherche la relation entre A et B, mais sans la trouver, forcément. Je m’en suis vraiment rendu compte quand j’ai été prof de lettres modernes (so chic) contractuelle (moins chic), que je digressais devant mes élèves. Quand je voyais des yeux écarquillés face à moi, je comprenais que j’avais fait le grand écart entre deux parties de conversation. Et je formulai le lien : je reconnaissai m’être égarée, mais il y avait bien un lien. Alors je disais aux élèves : « faites-vous un pavé entouré de rouge, à part dans votre page, un encadré. Comme là, par exemple, l’émission éco de France Culture traite du RSA, avec les fameuses demandes de 15h / hebdo par semaine. J’entends, mais je n’écoute pas : je ne peux pas écrire et écouter en même temps. Mais c’est une digression. En bruit de fond, une moto arrivée en bas de l’immeuble. C’est une moto habituelle : je reconnais le son de son moteur. L’autre jour, je l’ai entendue démarrer puis partir. C’est un homme qui la conduisait, comme la plupart du temps. « Le RSA n’a pas du tout tenu ses promesses (…) erreur de diagnostic au départ (…) les allocataires ne sont pas responsables de leur situation individuelle ». Mais : « 40% des allocataires n’ont aucun diplôme ». « On dit qu’on fait plus pour ceux qui ont moins mais ce n’est pas vrai ». De temps en temps, j’attrape une phrase. « 3,9% de retour à l’emploi chaque mois ». « Dévoiement de cette garantie de revenus (…) dette sociale ».
La moto repart, en bas de l’immeuble. Après le son, je la vois. C’est comme dans les montages de films ou de séries, depuis qu’un petit génie a eu l’idée de désynchroniser image et son, et d’amener le son avant l’image. C’est flagrant quand on entend une sonnette sur l’image de la séquence précédente : ding ! Notre cerveau comprend qu’il va voir, quelques secondes plus tard, un duo de flics américains, forcément américains, à la porte d’une belle demeure. Ou d’un appartement pourri. Mais le « ding » n’est pas le même : un carillon pour la belle demeure, un grésillement pour l’appartement pourri des « Project ». « Project » = HLM. Ça aussi, je l’appris tardivement, en traduisant des interviews réalisées pour le nième anniversaire de Whitney Houston. Il fallait faire vite, nous étions deux, une jeune, et moi. Côte à côté. Je crois que c’est elle qui me l’a donné, la traduction, mais après coup, je n’en suis plus sûre. Ça n’a tellement pas d’importance.
La police, donc. Police-Justice, une spécialité chez les journalistes. « Journaliste police-justice ». C’est vrai, c’est compliqué, la Justice. Il faut des spécialistes. Surtout quand on mélange les justices française et américaine.
J’ai toujours froid. J’hésite à me préparer le quatrième mug de la journée : Nescafé + eau bouillante. Basique. Le week-end, c’est plus luxe : capsule de café Méo. Méo du Nord, d’où je viens. J’ai peur de pisser dans ma culotte. Piss in my pants. A trop boire. C’est ce qu’il m’est arrivé la semaine dernière : une énième infection urinaire, depuis que j’ai quitté l’hosto. En 13 mois d’hospitalisation H24, je n’ai jamais chopé d’infection urinaire. Il faut dire aussi, les deux premiers mois, j’avais une sonde à demeure : tout partait dans la poche sans que je ne sente rien, et pour cause, je ne sens plus rien. Idem pour les selles, terme élégant : tout partait dans une poche, une « stomie », qu’une aide-soignante bienveillante, celle du soir, vidait dans les toilettes. Ça sentait mauvais : l’odorat, je ne l’avais pas perdu. J’admirais cette femme, plus de 50 ans, en surpoids, toujours bien mise, qui vidait mon seau tous les soirs. Une dame-caca, en quelque sorte, mais pas que. Elle veillait vraiment sur moi. L’infirmier de nuit, aussi, Alexandre, m’avait à la bonne. Il était très sérieux. J’étais déçue quand ce n’était pas lui. Il me semble que les équipes de nuit étaient plus cool, moins stressées. Toutes les AS de nuit étaient formidables. On sentait qu’elles avaient du cœur à prendre soin de nous, de moi.
Lundi 13 février, l’après-midi, le Bookclub sur France Cul’ me donne envie de me flinguer, au point d’arrêter. Un auteur a perdu sa gamine d’un cancer à l’âge de 4 ans. Je n’ai vraiment pas besoin de ça.
Mais que fait la police, by the way ?
Elle vient le dimanche chez une mère de famille ordinaire, pas un « cas soce », récupérer la pièce d’identité de sa fille aînée. « La pièce d’identité », répété deux fois, parce que c’est la loi, on n’a pas le droit de retenir la pièce d’identité d’une personne. « Nous, après, le reste, on ne s’en occupe pas », me dit ensuite la policière que je n’avais pas encore vue, beaucoup plus petite que ses deux collègues masculins, et / ou restée dans le séjour. Face à une pièce d’identité, personne ne s’oppose, forcément. La policière savait ce qu’elle disait en disant cela.
Ainsi fut fait. Ma fille n’entra pas dans l’appartement, ni dans le parking en sous-sol où se trouvait notre voiture, dans laquelle se trouvait le sac, incluant donc, la fameuse pièce d’identité. Mon compagnon s’en chargea, cornaqué par deux mastodontes.
J’écoute en boucle un vieil album d’Eminem, pour me rappeler la période où mon aînée me le fit découvrir, une époque, 2005, où nous pouvions, ainsi, écouter la même musique, partager quelque chose. Stan, tantôt avec Dido, tantôt avec Elton John. Mockingbird, Sing for the moment…
Je suis une vieille, I’ve already told you. Je suis une vieille mais je suis fidèle. On sait qu’on est vieux quand ses enfants sont désormais adultes : ils vous le font comprendre, d’une manière ou d’une autre.
J’aime bien le titre qui me vient : dans TREASON, il y a le contraire de ce qu’il s’est passé : REASON.
© Anaïs Venturi